Pour soutenir vos réflexions en ces temps de retraite imposée, Philosphères vous propose des extraits de textes de philosophes. A lire en prenant son temps, voire son dictionnaire !
Baudrillard : « cette altérité absolue, c’est le virus ! »
Si le Sida, le terrorisme, le krach, les virus électroniques mobilisent toute l’imagination collective, c’est qu’ils sont autre chose que les épisodes d’un monde irrationnel. C’est qu’il y a en eux toute la logique
de notre système, dont ils ne sont que l’événement spectaculaire. Tous obéissent au même protocole de virulence et d’irradiation, dont le pouvoir même sur l’imagination est viral : un seul acte terroriste force à reconsidérer tout le politique à la lumière de l’hypothèse terroriste – la seule apparition, même statistiquement faible, du Sida, force à revoir tout le spectre des maladies à la lumière de l’hypothèse
immuno-défective – le moindre petit virus qui altère les mémoires du Pentagone ou qui submerge les réseaux de voeux de Noël suffit à déstabiliser potentiellement toutes les données des systèmes
d’information.
Tel est le privilège des phénomènes extrêmes, et de la catastrophe en général, entendue comme tournure anomalique des choses. L’ordre secret de la catastrophe, c’est l’affinité de tous ces processus entre eux, et leur homologie avec l’ensemble du système. C’est ça l’ordre dans le désordre : tous les phénomènes extrêmes sont cohérents entre eux, et ils le sont avec l’ensemble. Cela veut dire qu’il est
inutile d’en appeler à la rationalité du système contre ses excroissances. L’illusion d’abolir les phénomènes extrêmes est totale. Ceux-ci se feront de plus en plus extrêmes à mesure que nos systèmes
se feront plus sophistiqués. Heureusement d’ailleurs, car ils en sont la thérapie de pointe. Dans les systèmes transparents, homéostatiques ou homéofluides, il n’y a plus de stratégie du Bien contre le Mal, il n’y a plus que celle du Mal contre le Mal – la stratégie du pire. Ce n’est même pas une question de choix, nous la voyons se dérouler sous nos yeux, cette virulence homéopathique. Sida, krach, virus informatiques ne sont que la part émergée de la catastrophe, dont les neuf dixièmes s’ensevelissent dans la virtualité. La vraie catastrophe, la catastrophe absolue serait celle de l’omniprésence de tous les réseaux, d’une transparence totale de l’information dont heureusement le virus informatique nous protège. Grâce à lui, nous n’irons pas, en droite ligne, au bout de l’information et de la communication, ce qui serait la mort. Affleurement de cette transparence meurtrière, il lui sert aussi de signal d’alarme.
C’est un peu comme l’accélération d’un fluide : elle produit des turbulences et des anomalies qui en stoppent le cours, ou le dispersent. Le chaos sert de limite à ce qui sans cela irait se perdre dans le vide absolu. Ainsi les phénomènes extrêmes servent-ils, dans leur désordre secret, de prophylaxie par le chaos contre une montée aux extrêmes de l’ordre et de la transparence. C’est déjà aujourd’hui d’ailleurs, et malgré eux, le commencement de la fin d’un certain processus de pensée. De même dans le cas de la libération sexuelle : c’est déjà le commencement de la fin d’un certain processus de jouissance. Mais si la promiscuité sexuelle totale se réalisait, ce serait le sexe lui-même qui s’abolirait dans son déchaînement asexué. Ainsi pour les échanges économiques. La spéculation, comme turbulence, rend impossible l’extension totale des échanges réels. En provoquant une circulation instantanée de la valeur, en électrocutant le modèle économique, elle court-circuite aussi la catastrophe que serait la
commutation libre de tous les échanges – cette libération totale étant le véritable mouvement catastrophique de la valeur.
Devant le péril d’une apesanteur totale, d’une légèreté insoutenable de l’être, d’une promiscuité universelle, d’une linéarité des processus qui nous entraînerait dans le vide, ces tourbillons soudains que nous appelons catastrophes sont ce qui nous garde de la catastrophe. Ces anomalies, ces excentricités recréent des zones de gravitation et de densité contre la dispersion. On peut imaginer que nos sociétés sécrètent ici leur forme particulière de part maudite, à l’image de ces tribus qui purgeaient leur excédent de population par un suicide océanique – suicide homéopathique de quelques-uns qui préservait l’équilibre homéostatique de l’ensemble.
Ainsi la catastrophe peut-elle se révéler comme une stratégie bien tempérée de l’espèce, ou plutôt nos virus, nos phénomènes extrêmes, bien réels, mais localisés, permettraient de garder intacte l’énergie de
la catastrophe virtuelle, qui est le moteur de tous nos processus, en économie comme en politique, en art comme en histoire.
A l’épidémie, à la contagion, à la réaction en chaîne, à la prolifération, nous devons à la fois le pire et le meilleur. Le pire, c’est la métastase dans le cancer, le fanatisme dans la politique, la virulence dans le domaine biologique, la rumeur dans l’information. Mais au fond tout cela est aussi partie du meilleur, car le processus de la réaction en chaîne est un processus immoral, au-delà du bien et du mal, et réversible. Nous accueillons d’ailleurs le pire et le meilleur avec la même fascination.
Jean Baudrillard, La transparence du mal, essai sur les phénomènes extrêmes, Galilée, 1990