Les enfants et Internet : ce que révèlent les pratiques philosophiques

Florence LOUIS, Coordinatrice Association Philosphères

Un article publié dans la revue Diotime, Revue internationale de la didactique et des pratiques philosophiques, n°94, à lire et télécharger en ligne

Alors que la plupart des enfants sont de plus en plus plongés dans l’univers digital, à l’école ou à la maison, alors que la majorité des adolescents utilisent un smartphone plusieurs heures par jour, la pratique de la philosophie leur offre l’opportunité d’ouvrir le débat : quelle est la place des écrans dans leur vie ? Contrairement à l’image positive véhiculée par les médias, les enfants expriment massivement leurs souffrances. Que pouvons-nous en comprendre ? Réflexion à partir d’ateliers menés dans la métropole bordelaise, par l’association Philosphères, auprès d’écoliers et de collégiens et présentée lors du colloque international « Philosophie pour/avec les enfants dans l’école et hors de l’école », organisé à Bucarest, les 28 et 29 octobre 2022 par l’Université de Bucarest.

Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner.
G. Bernanos, La France contre
les robots, 1945

De l’éducation à l’âge digital

Force est de constater que la question des écrans fait abstraction de ce qui a nourri les débats autour de l’éducation depuis les Lumières : de quoi l’école doit-elle libérer les enfants ? L’éducation étant devenue scolarisation, il n’y a plus d’alternative : l’introduction brutale des tablettes, tableaux blancs interactifs à l’école, l’usage obligatoire des logiciels, le développement de la visio-conférence, les dispositifs algorithmiques tel que ParcoursSup, soumettent l’éducation des enfants au monde numérique. « Si le logiciel tourne, l’école tourne » résume l’Appel de Beauchastel contre l’école numérique.

Le déferlement des écrans dans toutes les sphères de leur vie – foyers, écoles, bibliothèques – surplombe les prises de positions philosophiques ou idéologiques sur l’éducation : qu’est-ce qui change pour les nouvelles générations massivement connectées ? Ce phénomène d’ampleur planétaire n’a fait l’objet d’aucune prise de décision collective au niveau démocratique, au sens où l’entendait Paul Ricoeur. Les écrans se sont rapidement installés dans nos existences, dans les bureaux, dans les salons, les chambres, les trains, les bus, les restaurants… phénomène démultiplié par les politiques liées au Covid, immergeant les enfants dès leur naissance dans une société de plus en plus technicienne, pour reprendre l’expression de Jacques Ellul. Qu’est-ce qu’être enfant-dans-le-milieu-technique ?

C’est ce que nous avons voulu interroger en axant depuis 2017 de nombreux ateliers à visée philosophique menés au sein de l’association Philosphères, à Bordeaux et dans sa métropole sur la problématique du numérique. Le projet « Les écrans et moi », soutenu par l’Agence régionale de Santé et la Ville de Bordeaux a notamment permis d’approfondir notre réflexion sur la relation des enfants aux écrans, grâce à des interventions en école primaire et collège ainsi qu’en foyer maternel. Trois ateliers se succédaient : deux purement philosophiques, puis un atelier manuel donnant lieu à discussion. C’est à partir de cette matière que nous proposons aujourd’hui notre communication.

Que pensent les enfants des écrans ? De la place qu’ils jouent dans leur existence ? Au sein du foyer ? À l’école ? Dans la Cité ? Loin de l’image simpliste véhiculée par les médias, promoteurs dans une large mesure du marché du numérique, les enfants et les jeunes ne sont pas seulement « en demande » de connexion. Ils s’interrogent sur leur dépendance, sur le comportement des adultes autour d’eux et envers eux, sur le sens de la parole et de la vie. Nous tenterons de mettre en évidence le rapport au monde inédit qu’induit le numérique, afin de prendre la mesure de la dégradation à l’œuvre dans la technicisation de l’homme et de son milieu.

Les enfants qui s’ennuient nous ennuient

Loin de s’articuler avec l’utilité, comme c’est souvent le cas chez les adultes, la relation aux écrans s’ancre chez les enfants dans un sentiment proprement existentiel : l’ennui. « Quand on n’a rien à faire », l’écran entre en scène, telle la table de Marx qui fait sa danse de marchandise dans la vitrine.

Après l’école, alors que l’enfant est enfin affranchi des mille injonctions organisationnelles qui ponctue sa scolarité, alors qu’il pourrait entrer en terre de liberté, savourer du temps « pour lui », « pour rien », aller au parc, vagabonder dehors, contempler la nature, voilà qu’il est séduit, détourné de tout ancrage « existential ». Suivant la terminologie d’Heidegger, il s’agit de ce qui relève d’une existence, en tant qu’elle est reliée à l’Être et à la question de son sens, à ce qui la caractérise en propre, plutôt qu’aux étants c’est-à-dire aux contingences de la vie et de l’action humaine. Toujours occupé par les choses qui accaparent son esprit, l’enfant est embarqué dans un univers machinique et précisément marchandisé qui le détourne d’une expérience fondamentale : l’ennui.

Qu’est-ce que l’ennui sinon le sas qui ouvre sur l’imaginaire ? L’indispensable seuil qui sépare l’affairement et le rêve, l’utile et le gratuit, la mobilisation et l’introspection ?

Dans l’ennui nous nous trouvons soudain abandonnés dans le vide ; mais dans ce vide, les choses ne se sont pas simplement enlevées et anéanties ; elles sont là mais n’ont rien à nous offrir. » (Heidegger, 1977, p. 163).

Encombrés par les écrans nous ne pouvons plus nous ennuyer car les choses nous font de l’œil. « Quand on arrête l’écran, c’est là qu’on commence à s’ennuyer » décrit un élève.

Certains enfants ont pourtant bien compris la valeur de l’ennui, et soulignent qu’il est une porte « vers l’invention », « la recherche de nouvelles idées », et qu’à trop le fuir on le retrouve toujours : « dans un monde sans ennui, je m’ennuierai de ne pas m’ennuyer » dit un élève. Alors pourquoi un tel rejet de cette situation fondamentalement humaine, dont l’absence interroge notre capacité à demeurer encore et toujours humain ?

« L’être n’apparaît dans la claire nuit du néant que parce que dans l’expérience de l’ennui profond, l’homme a pris le risque de suspendre son rapport de vivant avec le milieu. » (Agamben, 2006, p. 106)

Stupéfait comme l’animal qui capte un signal auquel il est sensible, en répondant automatiquement aux écrans qui nous aguichent, nous perdons notre humanité même en ce que nous sommes construit autour d’un vide, une détermination que l’ennui vient justement dévoiler. « Avec l’ennui, il ne s’agit de rien de moins que de l’anthropogenèse, du devenir-da-sein du vivant-homme » explique Agamben.

« Quand tu as regardé toute la matinée l’écran, tu ne vois pas le temps passer. C’est comme si le temps s’accélérait. » « On ne voit pas la valeur de la vie » conclut un autre. Les ados soulignent qu’un jeune qui passe tout son temps sur les écrans est surnommé « no life », « sans vie ». C’est seulement quand l’écran s’arrête qu’une autre temporalité s’ouvre. C’est seulement en dehors des écrans que je peux expérimenter la tonalité affective de l’ennui : « tout m’est également indifférent », tonalité qui peut déboucher sur une autre caractéristique purement humaine : l’angoisse.

Remplir le vide : seuls face aux écrans

« On peut dire qu’un écran c’est quelque chose qui remplit la case et en même temps ne la remplit pas. » explique un enfant. « En vrai on ne peut pas vraiment être rempli », rétorque un autre.

À partir de l’ennui, qui met sur le même plan la totalité de ce qu’il y a, nous pouvons en tant qu’humain faire l’expérience du néant : finalement pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi suis-je en vie ? Placer devant la possibilité de sa mort, le Dasein rencontre avec l’angoisse la possibilité même d’exister en propre, de s’ emparer de son propre destin.

Cette expérience de l’infini provoque un effet d’attraction et de répulsion, comme l’abîme que l’œil ne peut s’empêcher de contempler, au risque d’être pris de vertige ; ouvrant sur la liberté, épreuve de liberté, il faut nécessairement faire face à la solitude, sans écran, pour vivre l’angoisse d’une vie « non programmée ».

Éteindre l’écran demande du courage, celui d’affronter la condition humaine. C’est ce que les adultes devraient être en mesure de faire, a fortiori parce qu’ils sont les modèles que les enfants imitent. Au contraire, nombreux sont ceux qui renvoient toujours à plus tard l’extinction de l’ordinateur, le smartphone ou la télévision, affairés comme ils le sont par moult devoirs et plaisirs tout entiers mélangés dans leur usage des écrans.

C’est dans le concept d’angoisse, que prend source la réflexion de Soren Kierkegaard sur la situation humaine. Le philosophe danois anticipe sur la réflexion heideggerienne concernant l’inquiétude qui git au coeur de l’homme. « L’angoisse est la réalité de la liberté, parce qu’elle en est le possible » (Kierkegaard, 1990, p. 202). Délivré de l’activité incessante qui caractérise la vie moderne, l’individu découvre sa liberté comme un immense vide où tous les possibles s’ouvrent en corolle.

« Les écrans pour moi ça comble le vide » résume un élève. Avant même qu’il y ait angoisse, c’est-à-dire mise en branle de possibles potentiellement angoissants, l’écran fait obstacle : l’écran fait écran aux possibles. « Les écrans c’est facile alors que quand tu fais autre chose, tu vas forcément te rater, » regrette un enfant. « Je vais toujours sur un écran au lieu d’aller dehors » ajoute un autre.

Or, la « mise en recherche de possible » est « l’origine même de la puissance », écrit Heidegger. C’est ce qui rend possible l’existence même de l’homme. Au contraire, applications, jeux, vidéos, emplissent l’intériorité en un éclair et prennent en main la conscience  : « l’écran ça m’aide à tout imaginer, il y a déjà tout sur un écran ». Le passage du rien au tout est instantané : mais le vide était-il un néant, et cet Être sur lequel ouvre l’écran est-il véritablement Être ?

Au contraire, quand il n’y a rien à faire c’est là qu’affleure l’infinité des possibles. Tandis que l’Être auquel donne accès les écrans paraît démesuré, il diffère de la « vraie vie » dont il virtualise plusieurs aspects : « on a tout mais pas ce que l’on veut » conclut un élève. Ce que montre l’écran est-il Être ou simulacre ?

« Observez l’enfance, écrit Kierkegaard, vous y trouverez cette angoisse d’un dessin plus précis, comme une quête d’aventure, de monstrueux, de mystère. Qu’il y ait des enfants chez qui elle n’existe pas, cela ne prouve rien, car elle n’existe pas non plus chez l’animal, et moins il y a d’esprit, en effet moins il y a d’angoisse. Cette angoisse appartient si essentiellement à l’enfant qu’il ne veut s’en passer ; même si elle l’inquiète, elle l’enchante pourtant par sa douce inquiétude. Chez tous les peuples, où l’enfance se conserve comme une rêverie de l’esprit, cette angoisse existe, et sa profondeur même mesure la profondeur des peuples. » (Kierkegaard, 1990, p. 202-203).

Cette angoisse prend racine dans l’innocence, écrit Kierkegaard, car elle réside dans l’expérience humaine de « l’immense néant de l’ignorance » couplé à l’« infinie possibilité de pouvoir ». Fuir l’angoisse sans même le savoir, telle est la triste répétition qui est à l’œuvre dans la vie de ces enfants qui grandissent au milieu des écrans et non parmi leurs pairs humains. La multiplication des écrans perturbe en effet profondèment les relations interpersonnelles.

Moi et les autres : interférence des écrans

C’est une gigantesque entreprise de frustration que décrivent les enfants. « Parfois les adultes sont tellement emplis d’émotions négatives, dit l’un, qu’ils deviennent agressifs ou violents envers leur famille. » Du père qui insulte ses proches quand il perd au jeu vidéo, au cousin qui s’enferme dans sa chambre quand la famille arrive pour pouvoir jouer tranquille, les enfants constatent que l’écran cristallise les désirs :« le seul moyen de calmer mon frère c’est de lui donner sa tablette ».

« Quand on joue, c’est l’écran le maître » dit un garçon. « Sur les réseaux, il n’y a personne pour te contredire », note l’un. « Ça facilite, car on n’est moins timide, » relève un autre. « Derrière nos écrans on peut se sentir puissant », ajoute un autre. Toutes les relations sont bouleversées : l’autre comme sujet libre devient peu à peu un personnage imaginaire réifié, les adultes pouvant devenir des partenaires de jeu tout aussi « accros » que les enfants. Inscrits comme contacts de leurs enfants sur les réseaux sociaux pour les surveiller, les parents perdent leur place si particulière pour devenir des « amis », au grand dam des enfants qui réclament au contraire qu’ils jouent un rôle de limitateur. « Les parents trop gentils sont-ils responsables de l’addiction des enfants ? » problématisent des élèves de CM2. Certains envient ceux dont les parents posent des interdits forts.

La question de la pudeur est un bon exemple du désarroi de nombreuses jeunes filles, livrées aux écrans comme si elles étaient face à un objet alors que cet objet les met face à une masse d’individus, connus ou inconnus. Une enfant de 10 ans m’explique en fin d’atelier qu’elle a arrêté de mettre des vidéos d’elle sur Tik tok, qu’elle ne met plus que du texte maintenant qu’elle a compris que c’était dangereux. Par quelles expériences est-elle passée pour en arriver là ? Le harcèlement est un sujet très débattu dans les écoles. Alors que la grande majorité des enfants de cet âge ne possèdent même pas le mot pudeur, ils savent très bien ce que signifie la honte, cette « honte fait surgir en nous ce qui devait rester caché »[1].  Ils pâtissent de leurs actes ou de ceux des autres sans disposer véritablement de moyens de s’en prémunir. Comment dès lors appréhender la nécessité de marquer des frontières entre intime, privé et public ?

La mise en jeu de l’image de soi, l’appartenance à des communautés virtualisées, le mélange de toutes les sphères de l’existence impliquent une mobilisation croissante des enfants, réquisitionnés par le marché de l’attention.

Face à ces dangers, beaucoup d’enfants réclament que leurs parents jouent un rôle protecteur : « Ma mère me dit de sortir dehors pour respirer, » relate un enfant. « Les parents le disent mais c’est toi qui choisis ou qui refuse. Il faut obéir à ses parents pour aller sur le bon chemin » conseille un autre.

C’est d’autant plus important que les enfants témoignent qu’il est souvent difficile de s’extraire de « l’hypnose » exercée par les écrans, d’autant que les habitudes prennent la forme d’une seconde nature : « on veut tout le temps le regarder », « tu ne veux pas le lâcher. Tu te dis que tu vas être triste, tu vas rien faire, rester seul sur ton banc. » Les adultes sont aussi critiqués pour leur propre dépendance aux écrans : pour le travail (le télétravail passant outre les seuil qui existait pour la plupart des parents entre le milieu professionnel et la vie familiale), pour communiquer (sur des canaux toujours plus nombreux et invasifs), pour se distraire (avec une offre toujours plus diverse et personnalisée), tout est bon et certains enfants racontent des situations proches de la maltraitance : « quand j’ai faim, Maman me dit de me servir à manger car elle regarde le portable. » « Parfois j’imagine que je casse la télé ». « Quand ma mère regarde des choses qui font peur, je ferme les yeux. » La situation est telle que les enfants se demandent : est-ce que les écrans sont prioritaires sur notre vie ? « S’ils n’étaient pas prioritaires, on ferait plus attention à nous qu’à eux… » regrettent-ils.

Sommes-nous vraiment vivants ?

Il apparaît frappant que les enfants, même parmi ceux qui ont entre 10 et 12 ans, aient des difficultés à distinguer d’un point de vue ontologique les vivants, a fortiori les humains et les machines. Si certains posent clairement que « les écrans, c’est l’inverse de la Nature, ça ne vit pas, c’est programmé avec des calculs », d’autres établissent un parallèle, voire assimilent la naissance à une fabrication. La vie c’est le moment « où on s’en sert », la mort « le moment où on se casse ». C’est ce qui explique que les enfants mélangent écrans et réalité. Le robot aurait une vie, il parlerait, il pourrait mourir, on pourrait être « amoureux de son téléphone », y « penser plus qu’à ses potos » « faire tout avec… ». Siri, le robot de Google est l’objet de nombreux questionnements : les enfants vivent avec cette application des expériences limites qui leur apportent la preuve qu’en face il n’y en réalité personne. On lui dit des gros mots, on lui demande son âge, comme s’il fallait lever le doute.

Les différences ontologiques sont proprement supprimées. Après réflexion les enfants concèdent que les robots sont télécommandés, alors que les humains peuvent dire non aux ordres : ils ont un pouvoir de décision. Mais ce pouvoir n’est réel que s’il s’exerce.

Humains : l’intériorité en jeu

Entre les êtres humains et les autres êtres vivants ou inertes, c’est « cette petite voix à l’intérieur » qui intervient et fait la différence : « Hier je regardais la télé. Quelque chose m’a dit : « sors ».  J’ai pris mon vélo, j’ai rencontré un garçon. J’ai fait une course avec lui. On se reverra ce soir, » raconte un garçon. C’est la conscience qui fait le lien entre moi et les autres, entre moi et le monde.

Un autre : « Imagine t’as un jardin très grand. Si tu restes à la maison t’as rien vu du monde. Moi je veux pas mourir sans faire rien. »

Rappelons que, comme l’expliquait Bernard Charbonneau dans les années 1930, le sentiment de la nature permet d’expérimenter la liberté humaine. Seule la nature ouvre à l’enfant la possibilité d’exercer son corps, d’éprouver des émotions en lien avec le milieu d’où il vient et qui est pourtant devenu étranger à la vie quotidienne de l’urbain. « Notre pensée est impuissante parce que nous pensons au hasard, et nous pensons au hasard parce que nous ne sommes plus sur la terre » écrit Charbonneau (2014). La terre comme boussole permettant de nous orienter intérieurement : telle est la privation fondamentale que les écrans participent à pérenniser dans la vie des enfants. Certes les urbains n’ont accès ni à une nature sauvage (désormais mythique), ni même à une nature domestiquée, celle des campagnes qui jusqu’aux années cinquante demeurait encore en lien visible avec une ville qu’elle nourrissait et dont elle bordait l’agglomération. A l’heure de la « banlieue totale » (Charbonneau), une cour d’école qui arbore de beaux arbres, des moments d’école en plein air, les heures passées au jardin public, la liberté de se mouvoir en sécurité dans une ville où l’omniprésence de l’automobile serait contenue, constituent des fenêtres indispensables pour que les enfants éprouvent leur être vivant, comme l’explique notamment Thierry Paquot (2022).

Au cours du projet « Les écrans et moi », après deux ateliers à visée philosophique, nous proposons un atelier manuel, le plus souvent un atelier de modelage d’argile. Il s’agit comme les enfants l’expliquent eux-mêmes « de montrer qu’il n’y a pas que les écrans comme occupation », qu’« on peut faire beaucoup d’autres choses sans eux ». La grande majorité des enfants expriment le fait qu’ils ressentent de la joie, du calme et de l’excitation dans ce travail de manipulation de la terre, où ils sont invités à laisser leurs mains libres de modeler. Ils sont sensibles à la liberté qui leur est ainsi offerte. Contrairement à ce à quoi ils sont habitués, on ne cherche pas à les « occuper ». L’atelier est un cadre idéal pour ressentir ce qui constitue leur intériorité. Un monde intérieur souvent parasité par les images mais aussi par les sons que les casques audio diffusent dans les oreilles de nos contemporains, au point qu’on peut se demander à l’instar de cette jeune fille citée par le psychanalyste Catherine Henry « si toutes ces prothèses, ces baladeurs, ne servent pas à ne plus entendre sa voix du dedans ? » (Henry, 2014).

Si les écrans et la réalité se mélangent dans l’imaginaire des enfants, c’est parce que « l’écran n’est pas un lieu : il est interne au sujet » (Collectif, 2017) théorise la psychanalyse. « Sur l’écran ça a l’air tellement réel que ça reste dans notre tête et ça fait des cauchemars. » « Moi je gère mes cauchemars, dit un autre. Je prends ce qu’il y a dans mon cerveau et je fais un petit joujou avec. »

Les écrans ouvrent sur l’Internet : c’est un univers proprement infernal que les enfants décrivent, un monde qualifié d’« inférieur » par une petite fille. Rappelons qu’infernus signifie « qui est en dessous ». Les représentations de l’enfer, dans toute leur diversité, concordent pour figurer la souffrance et le chaos.

« Qui réglemente Internet ? » s’interrogent les enfants. En réalité, personne, s’étonnent-ils.

En laissant les enfants libres de modeler ce qu’ils voulaient, nous avons constaté l’apparition de monstres, et nous avons proposé à certaines classes de modeler « les monstres d’Internet. » Un élève de sixième explique : « j’ai fait au hasard et ça a fait un monstre en pierre. » Assassins (rappelons l’omniprésence de jeux vidéo basés sur l’utilisation d’armes), fantômes, morts-vivants, les monstres semblent peupler cette sorte de double du réel que constitue Internet.

Dans ce double, cet arrière-monde, il n’existe pas de frontières solides entre ce qui serait pour « pour les enfants » et ce que les adultes peuvent élaborer de pire en termes de représentation du monde. À rebours de toutes les traditions culturelles, notre civilisation mondialisée dissout l’interdit et met à disposition de tous la pornographie la plus diverse ainsi que des représentations innombrables de violences et de meurtres. Les spectateurs, a fortiori les enfants, subissent de plein fouet les images d’horreur : cela provoque terreur, interrogations, mais aussi fascination, jouissance, addiction à la violence… « tout cela se dépose inconsciemment » explique Marie-José Mondzain. « Qui fait voir quoi à qui ? Dans quels dispositifs visuels les atteintes portées au spectateur, le privant de désir en même temps que de parole, lui retirent son humanité ? » (Mondzain, 2008, p. 206).

Loin d’être mises en mot, ces expositions à l’indicible laissent les enfants seuls, d’autant qu’ils ont le sentiment de transgresser l’interdit de visionnage de ce qui est à leur portée. Ainsi une petite fille de 7 ans qui prend le smartphone de sa mère la nuit pour regarder les images d’horreur et qui bien sûr cache son forfait. Le parler est pourtant ce qui articule le sens. « Sans cela, écrit Michel Haar, la compréhension du monde serait comme celle d’un spectacle qui nous resterait toujours « extérieur » » (Haar, 1985, p. 87).

Cette situation est l’exacte inverse de celles des enfants de jadis, qui, cherchant des histoires qui font peur, les trouvaient auprès des vieilles personnes qui vivaient dans les foyers, ces grands-pères et grands-mères qui témoignaient dans leur corps même de la souffrance et de la venue de la mort, et leur transmettaient des contes effrayants. Par leur parole, ils répondaient aux interrogations des enfants et les accompagnaient face à leurs angoisses. Aujourd’hui Internet tient lieu de garde d’enfant, sans qu’aucune parole ne soit échangée, à l’heure même où nous prétendons entendre celle des victimes. Séparés par des écrans, les générations, comble de l’ironie, se félicitent de pouvoir être connectées.

Alors que faire ?

Conclusion : Arrêter tout ?

« J’aimerais bien arrêter mais c’est compliqué. » « J’arrêterais pas de moi-même » répètent les enfants. Ils soulignent le paradoxe : « pourquoi acheter des écrans alors qu’ils sont si dangereux ? »

Ils sont conscients d’être manipulés : « les écrans et les jeux vidéos c’est fait exprès pour nous rendre addicts », « pour gagner de l’argent », « plus t’es accroc, plus t’achètes : tu mets ton argent dans un jeu virtuel mais tu le perds dans la vraie vie ! » .

Pourquoi est-ce si compliqué alors qu’il suffit « d’appuyer sur un bouton pour être maître de notre vie ? » se demandent-ils.

Comme l’écrivaient les enseignants de l’Appel de Beauchastel après l’épreuve du Covid 19 qui a accéléré le passage généralisé de toute la population à une connexion massive (2022) : « contre le numérique qui nous isole, c’est d’abord en se regroupant que nous pourrons agir ». Parce qu’il faut, comme l’écrivait Jacques Ellul dès 1980 du «  courage pour défier les monstres computorisés », pour arrêter « la marche des monstres » (Ellul, 1980, p. 320). « Au travers des croissances techniciennes, c’est un nouveau destin que l’homme est appelé à affronter. Les jeunes en sont plus densivement conscients et perturbés que tous les autres. Et c’est à ce niveau que nous avons à les aider à triompher de ce nouveau combat » (Ellul, Charrier, 1971, p. 305).

Une éducation de masse pour former en masse des travailleurs sans travail, par et pour le numérique : que pouvons-nous imaginer de pire ?

  • Agamben, G. (2006), L’Ouvert, Rivages Poche
  • Biagini, C., Cailleaux C., Jarrige F. (coord.) (2019) , Critiques de l’école numérique, L’échappée
  • Bihouix, P., Mauvilly, K. (2016), Le désastre de l’école numérique, Seuil
  • Bernanos, G. (1945), La France contre les robots, Le castor astral, 2017
  • Bodini, J., Carbone, M., sous la dir., (2016), Voir selon les écrans, penser selon les écrans, éd. Mimésis, images, médium
  • Charbonneau, B. (2014), « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire », Nous sommes des révolutionnaires malgré nous (1937), Seuil.
  • Charbonneau, B. (2018), Vers la banlieue totale (1972), Eterotopia.
  • Desmurget, M. (2019), La fabrique du crétin digital, Seuil.
  • Ellul, J. (1980), La foi au prix du doute, Hachette.
  • Ellul, J., Charrier, Y. (1971), Jeunesse délinquante, Mercure de France.
  • Haar, M. (1985) « Le primat de la Stimmung sur la corporéité du Dasein », dans Le chant de la terre: Heidegger et les assises de l’histoire de l’être, Paris, Éditions de l’Herne, Coll. « Bibliothèque de philosophie et d’esthétique».
  • Heidegger, M. (1977) Être et temps (1927), NRF Gallimard.
  • Kierkegaard, S. (1935 pour la trad. française), Le concept d’angoisse, Tel. Gallimard, 1990
  • Mondzain M.-J. (2008), Homo spectator, Paris, Bayard, 2008
  • Paquot, T. (2022), Pays d’enfance, Terre Urbaine, coll. L’esprit des villes.
  • Roy, D. (2014), sous la dir., Peurs d’enfants, Navarin.
  • Spitzer, M. (2019), Les ravages des écrans, L’échappée.
  • Collectif (2017), Internet avec Lacan, La Cause du désir, n° 97
  • Collectif (2022), « Face à l’école numérique, nous ne sommes pas seuls », Appel de Beauchastel.

Notes

  1. « La honte fait surgir en nous ce qui devait rester caché. C’est une déchirure traumatique devant témoins, réels ou imaginaires » A. Ciccone, A. Ferrant (2009), Honte, culpabilité et traumatisme, Paris, Dunod, cité par Florence Bécar, Les représentations de la sexualité chez les adolescents d’un IME, Dialogue 2016/3 (n° 213), pp. 115 à 128 ↩︎

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *