Pour bien commencer la rentrée, l’Atelier des Bains Douches et Philosphères se sont donné rendez-vous le vendredi 30 août à la BIB pour notre désormais traditionnel cinéphilo, en famille, à partir de 8/9 ans.
Que faire face à la peur ?
Résumé : « Dans un Sao Paulo très sombre aux multiples tours et immeubles inquiétants, la peur change les habitants en pierre. Cette étrange épidémie fait les affaires d’Alaor, célèbre présentateur télé gavant ses spectateurs d’images de faits divers plus effrayants les uns que les autres. Rien de plus essentiel pour cet odieux bonhomme, qui entretient la peur de ses concitoyens afin de leur vendre des résidences ultra sécurisées.Tito a 10 ans et vit seul avec sa mère. Il comprend que le remède à l’épidémie pourrait être lié aux recherches que son père avait faites avec des oiseaux. Accompagné par ses amis, il se donne alors pour mission de sauver le monde… »
Voir la bande annonce en VF
Après une délicieuse auberge espagnole, un apéro offert par l’ABD, visionnage du film. Une vingtaine de spectateurs petits et grands reste rassemblée pour mettre en évidence différentes questions philosophiques posées par le film :
- Y a t-il de bonnes ou de mauvaises peurs ?
- Est-ce qu’on transmet la peur ?
- Faut-il éradiquer la peur ? / Est-ce grave d’avoir peur ?
- Tout rassemblement conjure t-il la peur ?
- A quoi sert la peur ?
- La peur naît-elle de l’oubli ?
- Comment différencier la peur de l’appréhension, de l’anxiété, de la panique et de la terreur ?
- Se « déconnecter » de la nature ne nous amène t-il pas à nous « déconnecter » de nous-mêmes ?
- Les écrans sont-ils omniscients ?
Le groupe vote et choisit la question : est-ce qu’on transmet la peur ?
Résumé des débats
Difficile de définir ce qu’est la peur, si ce n’est que c’est un sentiment, partagé par tous, universel. Il est caractérisé par des réactions physiologiques (des tremblements, de la pâleur à la paralysie), qui amène à bloquer toute réflexion, suivant une gradation que mettent en évidence les différences mots qui la décrivent : appréhension, anxiété, angoisse…
Mais ce sentiment apparait-il pour les mêmes raisons chez chacun d’entre nous ? Qu’est-ce qui nous fait peur ? De l’avis général nous avons des motifs différents de nous effrayer, des raisons plus ou moins rationnelles, personnelles, psychologiques, sociologiques… et des peurs originelles : l’exemple de la peur de la mort montre comment ce sentiment est une protection contre le danger, nous invitant à demander l’aide des autres. La peur s’explique par notre vulnérabilité, notre condition d’être vivant susceptible d’être blessé, voire tué. Dès lors, ce rapport aux autres ouvre aussi la possibilité de manipulation.
Vient alors l’idée que la peur se transmet, dans les névroses familiales, mais aussi dans les groupes humains. Le phénomène prend une forme d’autant plus redoutable à l’époque contemporaine que les moyens technologiques actuels nous mettent face à des images, à des messages rapides, qui brisent toute distance avec ce qui est exprimé, mettant à mal notre capacité critique. Placé dans une masse indistincte, l’individu ne s’enracine plus dans une communauté dont les liens le protègent tangiblement du « grand méchant monde« , explique un des participants.
» Le syndrome du grand méchant monde, ou en anglais : Mean World Syndrome, est une expression créée par George Gerbner pour décrire le phénomène selon lequel les actes de violence rapportés dans les médias d’information contribuent à créer chez le public l’image d’un monde plus dangereux qu’il ne l’est en réalité. »
Avoir conscience d’être traité comme un simple pion dans une masse informe ne nous protège t-il pas de cette privation de personnalité ? s’interroge l’une de nous. Essayer de vivre intensément notre vie intérieure peut nous amener à comprendre nos peurs et à les entendre.
Néanmoins, si nous prenons l’exemple du Brésil, c’est bien un pays où la criminalité est endémique. Il ne s’agit pas de nier que le monde comporte des dangers, mais de s’opposer à la peur comme seule réponse à un spectacle angoissant. C’est au fond un principe utilisé depuis toujours par les gouvernants pour contrôler les populations, à travers les religions ou les croyances. La sécurité est présentée comme le bien auquel tout doit être sacrifié.
Que faire face à la peur ? Comprendre les causes de la peur, propose l’un. Avoir le courage d’affronter les difficultés, suggère un autre. Accepter qu’il n’y a pas de « solution » à tous les dangers : cela reviendrait à nier les problèmes. Un monde entièrement sécure serait une « cage en or ». Le syndrome de « la peur d’avoir peur » mis en scène dans Tito et les oiseaux montre comment l’individu moderne se recroqueville sur sa propre individualité, dans une méfiance pathologique vis-à-vis des autres. Domestiqué, il troque l’incertitude d’une vie à construire contre un contrôle social de tous les instants.
Il existe pourtant des manières d’être qui paraissent plus favorables : la liberté face au conformisme (« libres mais rejetés », souligne un personnage du film), la confiance en soi, le rassemblement des hommes pour combattre ce qui provoque la peur.
C’est finalement le sens que le groupe tire du film : l’humanité a perdu ce don inné de faire société et d’agir ensemble pour se protéger, dans la mesure d’une condition humaine mortelle, souffrante, vivante. C’est ce qu’il nous faut retrouver, car conclut une personne : « Ceux qui ne connaissent pas la peur sont déjà morts ».
Pour aller plus loin, quelques conseils de lecture :
Pour les enfants, à partir de 6 ans :
- Jacqueline Duhëme, Paul Eluard, L’enfant qui ne voulait pas grandir , 1980
- Karim Ressouni-Demigneux, Mon ami préhistorique, Ed. Rue du Monde, 2019
Pour les ados-adultes :
- Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, 1939
- Hannah Arendt, Le système totalitaire, 1951
- Sören Kierkegaard, Crainte et tremblement, 1843
- Emerson, La confiance en soi, in Essays (1841 – 1844)
- Ulrick Beck, La société du risque, 1986
- Simone Weil, L’Enracinement, 1943
La peur ou la terreur, comme états d’âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d’un conquérant étranger, ou l’attente d’une invasion probable ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines.
Les maîtres romains exposaient un fouet dans le vestibule à la vue des esclaves, sachant que ce spectacle mettait les âmes dans l’état de demi-mort indispensable à l’esclavage. D’un autre côté, d’après les Égyptiens le juste doit pouvoir dire après la mort : “ je n’ai causé de peur à personne. ”
Même si la peur permanente constitue seulement un état latent, de manière à n’être que rarement ressentie comme une souffrance, elle est toujours une maladie. C’est une demi-paralysie de l’âme.Le risque est un besoin essentiel de l’âme. L’absence de risque suscite une espèce d’ennui qui paralyse autrement que la peur, mais presque autant. D’ailleurs il y a des situations qui, impliquant une angoisse diffuse sans risque précis, communiquent les deux maladies à la fois. (…) La protection des hommes contre la peur et la terreur n’implique pas la suppression du risque : elle implique au contraire la présence permanente d’une certaine quantité de risque dans tous les aspects de la vie sociale ; car l’absence de risque affaiblit le courage au point de laisser l’âme, le cas échéant, sans la moindre protection intérieure contre la peur. »
Simone Weil, L’Enracinement, in Œuvres, éd. Quarto Gallimard