Jeudi 5 avril 2018, 19 heures /21 heures
Université Bordeaux Victoire
Chaire sur le pouvoir, UPB
La modernité se caractérise par le développement d’un pouvoir sur la vie (le biopouvoir) qui s’immisce dans les corps et prend en charge les sujets. Comment s’exerce t-il ? Exclus de la décision politique, les sujets deviennent dans leur vie même les objets de l’ordre politique. Plutôt qu’appeler à une révolution qui ne serait qu’un jeu de passe-passe d’un pouvoir à un autre, expérimentons ce qui reste ingouvernable dans nos vies, ce qui rend inopérantes les manœuvres prédatrices. Résister, en ce sens, c’est décider de ne plus « donner prise ».
Entrée libre et gratuite.
Penser le pouvoir à l’époque contemporaine, Michel Foucault, Hannah Arendt, Giorgio Agamben
Le pouvoir est une notion qui semble évidente à première vue : elle renvoie d’une part à une catégorie logique, ce qui est possible, avoir le pouvoir de, la potentialité (potentia), et d’autre part à une capacité à agir, soit un point de vue moral et politique (potestas).
Dans son essai Sur la violence, Hannah Arendt (1906/1975) explique que le pouvoir est « l’élément essentiel de tout gouvernement » : alors que la violence n’est qu’un instrument, un moyen, « le pouvoir trouve en lui-même sa propre fin » La violence peut se justifier, par une fin à venir (par exemple un danger imminent justifie la légitime défense), tandis que le pouvoir n’a pas besoin de justification : ce qu’il nécessite c’est une légitimité. « Aussitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste, mais il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement plutôt que de l’action qui est susceptible de suivre. »
En tant que pouvoir politique, instrument de celui qui gouverne, la notion qui va nous intéresser est le fruit d’un long discours philosophique dont nous nous proposons d’envisager seulement le dernier acte, qu’Yves Charles Zarka formule ainsi : « le concept non juridique du pouvoir ». Nous n’analyserons ni les liens du pouvoir avec la force, le droit, le fait, le commandement, l’obéissance, soit la manière traditionnelle de concevoir le meilleur gouvernement, qui se résume de nos jours à un état de droit, démocratique, construit sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Nous ne chercherons pas à démontrer que la doctrine juridique du pouvoir n’est pas bien appliquée, qu’il faudrait l’amender, etc.
Ce qui nous intéresse c’est le renversement de l’histoire du pouvoir chez Foucault (1926/1984) qui voit dans cette doctrine non un recours pour la civilisation occidentale, mais un piège.
Partons d’une distinction entre pouvoir et puissance.
Agamben (né en 1942) dans « Sur ce que nous pouvons ne pas faire » (in Nudités, 2009, Payot) écrit :
« Il est arrivé à Deleuze de définir l’opération du pouvoir comme l’acte de séparer les hommes de ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire de leur puissance. Les forces actives sont empêchées dans leur exercice ou parce qu’elles se voient privées des conditions matérielles qui le rendent possible, ou parce qu’un interdit rend cet exercice formellement impossible. »
Le pouvoir ici rend les hommes impuissants.
« Il y a cependant, une autre opération du pouvoir plus insidieuse, qui n’agit pas immédiatement sur ce que les hommes peuvent faire – leur puissance – mais sur leur impuissance, sur ce qu’ils ne peuvent pas faire, ou plus exactement sur ce qu’ils peuvent ne pas faire. »
En effet l’impuissance c’est aussi le pouvoir de ne pas exercer sa propre puissance. Là où le pouvoir s’insinue dans nos vies de façon saisissante c’est en nous empêchant de refuser ce que nous ne voulons pas faire. Là serait la limite à la plus minimale liberté : ce que Bartleby dans la nouvelle de Melville répète à l’envi : « je préférerais ne pas ».
Sont renvoyés face à face une puissance de vie et un pouvoir sur la vie.
Considéré comme puissance de vie, tout être vivant « tend à persévérer dans son être ». Le pouvoir apparaît dès lors comme ce qui prend pour objet la vie. Et la contemplation de son impuissance provoque en l’homme tristesse et accablement. Comment sortir de cet état de faiblesse, à la fois individuel et collectif ? Car la puissance doit aussi être envisagée collectivement : elle est due, selon Hannah Arendt, au rassemblement des hommes et assure l’existence du domaine public, lieu de la parole et de l’action (en opposition au travail qui relève de la reproduction du biologique, de la vie naturelle).
Il ne s’agira pas pour nous d’envisager de reprendre le pouvoir : nous ne ferions que remettre l’ouvrage sur le métier, en repartant pour une nouvelle utopie d’un pouvoir souverain juste. Réfléchissons plutôt aux possibilités de se soustraire à ce pouvoir omniprésent, qu’il soit technique, administratif, idéologique ou médiatique : « la vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la vie. » Deleuze Nietzsche et la philosophie.
Nous cheminerons ainsi en trois temps : d’une part l’accumulation du pouvoir chez Hannah Arendt, d’autre part le biopouvoir conçu par Foucault et enfin le désœuvrement ou la destitution du pouvoir tel que Giorgio Agamben l’entend.
Arendt et l’accumulation illimitée du pouvoir
Dans le premier volet de sa trilogie Aux origines du totalitarisme, L’impérialisme, Arendt évoque les propos de Cecil Rhodes, homme d’affaires britannique qui fit fortune en Afrique du Sud, fonda la Rhodésie, représentatif du capitalisme colonialiste du XIXème : « L’expansion, tout est là. Toutes ces étoiles, ces vastes mondes qui restent hors d’atteinte. Si je pouvais, j’annexerai les planètes ». Avec l’époque moderne nous entrons dans une période où le pouvoir devient expansif, : « le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d’arriver à une fin. Une communauté seulement fondée sur lui (…) est construite sur du sable. »
C’est pourquoi il faut toujours plus de pouvoir pour garantir le statu quo : l’accumulation illimitée de biens consécutive à l’investissement dans des terres nouvelles doit s’appuyer sur l’accumulation illimitée de pouvoir. On peut ajouter que le désir est ainsi conçu sans limite. En corollaire est affirmé un processus historique perpétuel qui se saisit comme irrévocable. C’est l’idéologie progressiste.
Derrière cette colonisation, Arendt lit une figure de l’homme bien particulière, celle que dépeint Hobbes au XVIIème siècle. C’est un homme « assoiffé de pouvoir » qui délègue ses droits politiques à l’Etat, à qui il délègue le fardeau des indigents et des criminels, relégués au rang de hors-la-loi. La société bourgeoise pense « un progrès sans fin », que Walter Benjamin dépeint dans une image saisissante : « ce que nous appelons progrès est le vent qui guide irrésistiblement l’ange de l’homme jusque dans le futur auquel il tourne le dos, cependant que devant lui l’amas de ruines s’élève jusqu’aux cieux. » (Sur le concept d’histoire, 1940). C’est un progrès qui se pense comme illimité, irrésistible et ayant pour objet l’humanité elle-même.
La destruction est encore la forme de possession la plus sûre et la plus radicale. Selon le point de vue bourgeois, « la richesse est un moyen de s’enrichir » et « la vie est un processus d’enrichissement perpétuel » explique Arendt. Et comme la propriété privée est individuelle, limitée par la vie humaine, elle devient une affaire publique, « prend l’aspect d’une somme d’intérêts privés qui se substituent à l’action politique ». L’homme devient un simple rouage dans une machine à accumuler le pouvoir.
C’est en Hobbes qu’Arendt trouve :
« le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu’il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l’acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, car le processus d’accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes. Il avait deviné qu’une société qui s’était engagée sur la voie de l’acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un processus perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même, par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d’homme capable de s’adapter à une telle société et à son tyrannique corps politique. Il devina que ce nouveau type humain devrait nécessairement idolâtrer le pouvoir lui-même, qu’il se flatterait d’être traité d’animal assoiffé de pouvoir, alors qu’en fait la société le contraindrait à se démettre de toutes ses forces, vertus et vices naturels, pour faire de lui ce pauvre type qui n’a même pas le droit de s’élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter pour le pouvoir, se soumet à n’importe quel gouvernement en place et ne bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup d’une incompréhensible raison d’Etat. »
C’est le monde de l’argent superflu, d’hommes superflus et des biens superflus. Pour Arendt, bien que la philosophie de Hobbes ne contienne pas en soi de doctrine raciale, elle est le préalable à l’exclusion de l’idée d’humanité, « seule idée régulatrice en termes de droit international. » Dans une telle société, seule la race peut devenir un lien entre ses membres : l’idéologie raciste qui fait de l’histoire une lutte entre les races est une arme politique. « La race est politiquement parlant non pas le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance, non pas la naissance naturelle de l’homme mais sa mort contre nature. »
La vie politique suppose que nous soyons « capables d’engendrer l’égalité en nous organisant, parce que l’homme peut agir dans un monde commun, qu’il peut changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. » Ceux qui sont exclus de ce monde deviennent des êtres humains en général, « sans profession, sans citoyenneté, sans opinion ». Tout individu naît avec des droits garantis par sa nationalité : c’est-à-dire potentiellement sans droits.
« L’existence de ces personnes entraîne un grave danger : leur nombre croissant menace notre vie politique, notre organisation humaine, le monde qui est le résultat de nos efforts communs et coordonnés, menace comparable, voire plus effrayante encore, à celle les éléments indomptés de la nature faisaient autrefois sur les cités et les villages construits l’homme. Le danger mortel pour la civilisation n’est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. La nature a été maîtrisée et il n’est plus de barbare pour tenter de détruire ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, comme les Mongols menacèrent l’Europe pendant des siècles. Même l’apparition des gouvernements totalitaires est un phénomène situé à l’intérieur et non à l’extérieur de notre civilisation. Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages »
« Le monde n’a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d’un être humain. » L’homme se retrouve dans une condition de réduction à l’animalité.
La tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à un concept d’histoire qui corresponde à ce fait. »Cette phrase de Benjamin (Sur le concept d’Histoire) résonne aussi bien chez Arendt que chez Giorgio Agamben : la vie nue est soumise au pouvoir qui est ainsi devenu l’organisation même du monde.
Foucault et le pouvoir
Dans son cours au Collège de France de 1976 (in Résumé des cours de Michel Foucault, Julliard, 1989), Foucault explique :
« C’est l’appartenance à un camp – la position décentrée – qui va permettre de déchiffrer la vérité, de dénoncer les illusions et les erreurs par lesquelles on vous fait croire – les adversaires vous font croire – que l’on est dans un monde ordonné et pacifié. »
La vérité « fonctionne comme une arme ». Il n’y a pas de sujet universel. Comment faire de l’histoire des vaincus une clé de lecture du réel ?
Foucault envisage deux hypothèses : « d’une part le mécanisme de pouvoir serait la répression », d’autre part « le fond du rapport du pouvoir, c’est l’affrontement belliqueux des forces » Les deux hypothèses apparaissent réconciliées dans la thèse que Foucault avance finalement « la politique c’est la continuation de la guerre par d’autres moyens ». C’est bien sûr le renversement de la phrase du juriste allemand Clausewitz, « la guerre est la politique continuée par d’autres moyens ». Au commencement, il y a la guerre, que la politique réinscrit en permanence dans une paix apparente où règne perpétuellement un rapport de force sous-jacent.
Le pouvoir est ainsi devenu l’organisation du monde. C’est ce qu’il appelle « le seuil de modernité politique ». Dans son cours de 1978/1979 (Naissance de la biopolitique) Foucault définit ainsi la biopolitique : « j’entendais par là la manière dont on a essayé depuis le XVIIIème de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population : santé, hygiène, natalité, longévité, races… »
Comment le pouvoir opère t-il sur les individus ? Foucault rompt avec la vision traditionnelle d’« un système unitaire, organisé autour d’un centre et qui est en même temps la source et porté par sa dynamique interne à s’étendre toujours ». il conçoit le pouvoir comme « un domaine de relations stratégiques entre les individus ou les groupes qui ont pour enjeu la conduite de l’autre ou des autres et qui ont recours à des procédures et des techniques diverses ». C’est un pouvoir diffus, capillaire, qui s’immisce dans tous les aspects de la vie. C’est le biopouvoir : l’individu en tant que corps vivant devient enjeu de la politique. Et il l’est à travers les techniques politiques par lesquelles l’Etat intègre en moi le souci de ma vie mais aussi à travers les techniques de soi, processus de subjectivation qui me construisent en tant que sujet.
Le gouvernement des vivants est ainsi défini comme l’ensemble « des techniques et procédures destinées à diriger la conduite des hommes » (cours de 1979/1980, Le gouvernement des vivants)
Pour Giorgio Agamben les deux aspects (techniques politiques et techniques de soi) qui occupaient Foucault à la fin de sa vie ne sont pas séparables. Ce qu’il va appeler la vie nue (zoe, propre à tout vivant) est le noyau occulté du pouvoir souverain dont la tâche permanente est la production d’un corps biopolitique.
La zoe, simple fait d’être, to zen, de vivre, se distingue chez Aristote du bios, forme de vie, to eu zen, existence politique en vue du bien-vivre. Ce qui est en jeu ici c’est l’humanité du vivant. L’humain est celui qui habite la polis en laissant excepter dans celle-ci la vie nue. La politique est le lieu où la vie devient une bonne vie, via le langage. De la nature où s’élève la phone, voix des animaux, comment penser le passage à la culture, où règne le langage, logos, dans l’oikia la maison et la polis, la Cité ? Pour Agamben il n’y a pas de passage, seulement un espace vide, qui permet l’invention de l’ethos. La souveraineté classique se fond sur l’exclusion de la vie nue : en réalité c’est une « exclusion inclusion », car la vie nue est la base du système politique : elle se retrouve piégée aussi bien par le totalitarisme que par la démocratie, elle est mise au ban dans les camps (les goulags, les camps nazis mais aussi les centres de rétention, les zones de guerre…). Le camp est pensé comme « l’espace absolu d’exception ». « La politique, c’est donner forme à la vie du peuple » écrivait le généticien nazi Verschuer.
Agamben interroge la structure même de la souveraineté depuis son origine, en la déchiffrant comme un rapport à la vie. Ainsi, Agamben étend l’hypothèse du bio-pouvoir à la nature même du pouvoir souverain. « La puissance absolue et perpétuelle qui définit le pouvoir étatique ne se fonde pas, en dernière instance, sur une volonté politique, mais sur la vie nue, qui est conservée et protégée seulement dans la mesure où elle se soumet au droit de vie et de mort du souverain (ou de la loi) »(« Formes-de-vie » in Multitudes, janvier 1993).
Agamben reprend une figure du droit archaïque romain, l’homo sacer, celui que le peuple juge pour un crime « il n’est pas permis de le sacrifier, mais celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide » (Festus, cité par Agamben, Homo Sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, p.69)
Le souverain est celui qui décide de l’état d’exception : ex-capere, tenir dehors : ce n’est pas le chaos qui précède l’ordre, mais la situation qui résulte de sa suspension. Suspendez l’état de droit et vous aurez l’état d’exception. Pour Agamben la production de la « vie nue » est la « prestation originaire de la souveraineté » . La souveraineté est « la structure originaire dans laquelle le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui à travers sa propre suspension. » La vie nue est assujettie dans les processus de subjectivation qui gouvernent nos sociétés du spectacle.
La réapparition de la figure de l’esclave dans la figure du travailleur contemporain interroge comme un retour du refoulé. Il est « le revenant de la modernité » (A. Mbembe, Critique de la raison nègre, p.192 ) L’esclave, cette figure à mi-chemin entre la nature et la loi, à la fois être humain et instrument artificiel, ce vivant qui est inclus dans la polis en tant que l’homme sans œuvre qui permet l’œuvre de l’homme, et exclu en tant qu’il n’a pas de vie politique. « Les hommes étant soumis aux nécessités de la vie ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient de force à la nécessité » explique Arendt. Pour les antiques l’esclave permet de se libérer du travail : pour les modernes il procure une force de travail. L’esclave, c’est « l’homme qui, en employant son corps est en réalité employé par d’autres. » (Homo Sacer, L’usage des corps, p.1138)
Au contraire l’humain est celui qui n’a pas d’œuvre propre (ergon) : il y a un vide au cœur du langage, au cœur de l’action, un hiatus ente l’animal qui agit d’instinct et l’homme. L’exhiber c’est désactiver la machine. C’est ce qu’Agamben nomme l’enfance.
« La vie humaine en tant qu’ethos en tant que vie éthique, cherche une polis et une oikia qui seraient la hauteur de cette communauté vide et non pré supposable, voilà la tâche enfantine des prochaines générations. » (Enfance et histoire, 1977)
Agamben et le pouvoir destituant
Tout pouvoir constituant, via une révolution, devient pouvoir constitué. Il faut avoir le courage d’abandonner ce concept et « penser un pouvoir qui ait la force de rester destituant ». C’est ce qu’explique Benjamin dans son essai Critique de la violence : l’Etat une fois fondé par la violence, utilise celle-ci comme moyen pour se conserver par la répression, la neutralisation des gêneurs, l’impunité des délits et crimes commis… Pour Benjamin, seule la violence pure, destitutive, rompt avec la fondation du droit.
Le pouvoir destituant rend la loi inopérante en exposant le contact entre les deux opposés et non leur relation. Il faut penser le fait politique en dehors de tout rapport de pouvoir. Le pouvoir politique se fonde sur des couples d’opposés : phusis/logos, vie nue/vie politique, nomos/anomie, maison/cité… Agamben se demande comment penser les oppositions non pas en relation, mais déliées. La puissance destituante serait capable de déposer les relations et de faire apparaître leur contact, c’est-à-dire leur césure : « ce qui avait été séparé de soi et capturé dans l’exception apparaît maintenant dans sa forme libre et inentamée. » (L’usage des corps, Epilogue) Par exemple il convient destituer l’anarchie du pouvoir, l’anarchie ayant été capturée par le pouvoir. Même chose pour le peuple : notre démocratie se fonde sur l’absence de peuple. Il a été capturé par le pouvoir constitué.
Ce n’est pas l’action qui va destituer le pouvoir mais des formes-de-vie. Il ne s’agit pas d’appliquer une forme de vie à la vie mais de vivre selon cette forme, c’est-à-dire une vie qui se fait elle-même forme. (De la très haute pauvreté). La forme-de-vie se rapporte non à »ce que je suis » mais à « comment je suis ce que je suis ». Habiter ensemble par exemple signifie partager des habitus « le moine est un homme qui vit sur le mode de l’habiter, c’est-à-dire en suivant une règle et une forme de vie. » « Tout comportement et toute forme du vivre humain ne sont jamais prescrits par une vocation biologique spécifique, ni assignés par une nécessité quelconque, mais bien qu’habituels, répétés et socialement obligatoires, ils conservent toujours le caractère d’une possibilité, autrement dit, ils mettent toujours en jeu le vivre même » (« Formes-de-vie » in Multitudes, janvier 1993).
Une forme-de-vie c’est l’usage de son corps. « S’occuper de soi, ce n’est pas une simple préparation momentanée à la vie, c’est une forme de vie » (Foucault, Cours 1981-1982, L’herméneutique du sujet)
« C’est seulement si je ne suis pas toujours et seulement en acte, mais assigné à une possibilité et à une puissance, c’est seulement si, dans mes vécus et dans mes intentionnés, il en va à chaque fois de la vie et de la compréhension même – s’il y a, autrement dit, en ce sens, pensée – qu’une forme de vie peut alors devenir, dans sa propre facticité et chosalité, forme-de-vie, où il n’est jamais possible d’isoler quelque chose comme une vie nue. L’expérience de la pensée, dont il est ici question, est toujours expérience d’une puissance commune. »(« Formes-de-vie » in Multitudes, janvier 1993).
Cette puissance de vie est sensible à travers l’inoperosita, le désœuvrement : forme particulière d’activité soustraite à leur économie propre et ouverte à d’autres usages ; Il s’agit de désœuvrer les œuvres (économiques, biologiques, juridiques, religieuses) sans les abolir, « mais en libérant les potentialités qui étaient restées en lui inactivées pour en permettre un usage différent »(L’usage des corps, Epilogue). Ce qui désactive les œuvres est l’expérience de la puissance en tant qu’habitus, usage habituel qui se manifeste dans la forme de vie. Par exemple la fête, le poème, la fonction biologique du corps, la loi.
Au désœuvrement il faut ajouter l’usage.
Comment penser ce pouvoir destituant ? Agamben reprend le verbe grec katargein, annuler, détruire, abolir, qu’utilise Paul de Tarse quand il évoque le pouvoir destituant de Jésus qui « rend inopérant tout pouvoir, toute autorité et toute puissance ».« Comment penser une vie humaine totalement soustraite au droit ? » Faut-il en appeler au vernaculaire d’Ivan Illich ? « Toute valeur qui était domestique, faite à la maison, tirée des communs et qu’une personne pouvait protéger et défendre alors qu’il ne l’avait ni achetée, ni vendue sur le marché. »
Or c’est le langage qui fonde la communauté de ces choses que sont l’oikia et la polis, écrit Aristote. Il s’agit de faire l’expérience du langage, alors même que Walter Benjamin a pointé l’impossibilité pour l’homme contemporain de faire l’expérience du monde. Au milieu du champ de bataille, se trouve « le fragile, le minuscule corps humain .» La vie dans une grande ville explique Benjamin, suffit à détruire toute possibilité d’expérience : le touriste est par essence celui qui se refuse à faire l’expérience du monde. Aucune autorité ne garantit plus que l’expérience soit réelle car pour cela il faudrait que la parole ou l’écrit soient encore audible, lisible. La transmissibilité ayant été détruite, l’aventure est le dernier refuge de l’expérience.
Conclusion
C’est bien d’aventure qu’il s’agit quand nous tentons de sortir de l’emprise du pouvoir. Les trois philosophes convoqués n’aboutissent pas à la même stratégie. Hannah Arendt parvient avec son concept d’agency, capacité d’agir, ou la tradition de désobéissance civile, à sauver la communauté politique classique, la vie publique et le droit.
Michel Foucault ne voit dans la guerre des races qu’une lutte infinie. Il ne cherche pas à inviter un cadre institutionnel qui assurerait une sortie collective de l’aliénation ; « pour Foucault il ne s’agit pas de libérer l’individu de l’Etat mais de l’idée de lui-même et de son identité corrélative du pouvoir d’Etat, qui est à la fois individualisant et totalitaire » explique Yves Michaud (Cités, n°2000, « Foucault et les identités de notre temps »).
Quant à Agamben, sa contemporanéité nous permet de laisser ouverte la conclusion : il nous invite à contempler « notre puissance d’agir », individuelle et collective, libérée de tout destin biologique ou technique.